Valeria Sommer Dupont – L’hypothèse de l’inconscient ou l’hypostase du cerveau

« Le statut de l’inconscient, que je vous indique si fragile sur le plan ontique, est éthique. » [1]
En 1968, à Bordeaux, Lacan souligne le rapport de contemporanéité entre deux faits discursifs, celui de la psychanalyse et le fait qu’il n’y a plus que la science qui ait quelque chose à dire [2]. Si un rapport de contemporanéité est mis en avant par Lacan, il s’ensuit l’urgence d’établir les critères de démarcation d’un non-rapport de structure, logique et éthique. La psychanalyse ne nie pas l’existence du cerveau, des neurones, ni des gènes. Elle est même contemporaine de ces « avancées ». Elle proclame que ces choses-là n’ont rien à avoir avec l’inconscient en mettant des guillemets au « progrès », article de foi dont le scientisme pêche. Qu’un discours utilise des signifiants pour nommer ce qu’il prétend traiter, ne nous étonne pas : « haut potentiel », « X-fragile » [3], « enfant précoce », « TDA » avec « H » ou sans « H » [4], ce qui s’articule dans le champ des « dys » [5] sont des signifiants au même « titre » que ceux de « névrose », « psychose » et « perversion ». Le « rien en commun » se trouve alors ailleurs.
Celui qui s’oriente du discours analytique pose l’inconscient comme hypothèse et les mots comme signifiants, tout en soutenant qu’un signifiant est foncièrement insignifiant et que, en tant qu’analyste, il est dans le coup. Au contraire, le « scientiste » hypostase le diagnostic et la réalité diagnostiquée, ôtant toute valeur signifiante aux mots qu’il utilise pour se référer à cette réalité qu’il revendique examiner de loin.
Rejeton de deux discours, celui d’une certaine science et celui du capitalisme, le scientiste renie hystoire [6] et origine du diagnostic. Il conçoit le diagnostic comme étant une chose en soi et pour soi, indépendant et autonome, pur et simple fait objectif qui se baladerait dans une nature naturelle séparée du monde subjectif, vague et relatif des humains. Le scientiste conçoit, tout en « oubliant » que c’est une « conception ». Le scientiste pense le diagnostic avec ses causes objectivables, mesurables, localisables, visibles, tangibles. Il le pense, tout en « oubliant » que c’est lui qui pense. Le scientiste construit les instruments qui lui permettront d’objectiver, mesurer, localiser, voir, toucher, « oubliant » que « si l’on interroge un enfant à partir d’un appareil logique qui est celui de l’interrogateur (…) on n’a pas à s’étonner de le retrouver dans l’être interrogé » [7]. Le scientiste construit l’expérience, tout en « oubliant » qu’il a sa place dans le tableau. Sa fin est de régner en détenteur d’un savoir sur le réel. La vérité obtenue n’est que pétition de principe.
Celui qui s’oriente du discours analytique, ne peut pas ignorer la fragilité de l’inconscient sur le plan ontique. Origine, place et fin, Lacan n’a pas cessé de le rappeler : « L’expérience ne se constitue comme telle que si on la fait partir d’une question correcte. On appelle ça hypothèse. […] quelque chose a commencé à prendre forme de fait et un fait, c’est toujours fait de discours » [8]. L’inconscient n’est qu’hypothèse, c’est-à-dire que son existence contingente dépend d’un simple mortel désirant : qu’il y ait au moins un, au moins un parlêtre, qui pose l’inconscient comme existence et qu’il y croit. Cette hystoire, celle de l’inconscient ne tient qu’à ça. La tenir, cette hystoire, devient alors un choix. L’haute potentia éthique gît dans la reconnaissance de cette « fragilité » ontique et dans le maintien de l’énigme (X) que tout signifiant représente.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 34.
[2] Lacan J., « Mon enseignement, sa nature et ses fins », Mon Enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 97.
[3] Le 13 juin dernier dans le cadre d’une soirée clinique du Forda, préparatoire au 5e Congrès européen de psychanalyse Pipol 9 L’inconscient et le cerveau, rien en commun, Lisa Valentine psychologue en ime et Marianne Canolle, en cmp, ont présenté deux cas de cure avec des enfants dont l’épinglage diagnostique, génétique (X-fragile) pour l’un, cognitif (Haut Potentiel) pour l’autre, joue un rôle qui échappe aux tests et aux bilans. Laurent Dupont, à travers une lecture clinique des cas présentés, nous a permis de mesurer l’importance de maintenir le « rien en commun » entre l’inconscient et le cerveau et aussi entre le discours neuroscientiste et le discours de la psychanalyse.
[4] Trouble de l’attention, avec ou sans hyperactivité.
[5] Dysgraphie, dysorthographie, dyspraxie.
[6] Dans la Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, Lacan avance le néologisme hystoire comme condensation des mots « histoire » et « hystérie » faisant valoir ainsi une articulation entre le dire et la vérité. Dans son Séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, dans la leçon du 14 décembre 1976 Lacan parle d’hystorique en incluant dans ce néologisme un troisième terme : le « tore », figure topologique avec laquelle Lacan aborde le corps vivant.
[7] Lacan J., « Place, origine et fin de mon enseignement », Mon Enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 47.
[8] Lacan J., « Mon enseignement, sa nature et ses fins », op. cit., p. 92.