Katsogianni Anastasia -Bio-pouvoir : entre dé- et bio-subjectivation

Dans le premier tome de son dernier ouvrage, l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault remarque que cela fait déjà un moment que l’on a franchi « le seuil de la modernité biologique » [1]. Celle-ci se caractérise, d’après lui, par un nouveau type de pouvoir, le bio-pouvoir, qui s’exerce à travers deux formes différentes : l’anatomo-politique du corps et la bio-politique de la population. Autrement dit, un pouvoir disciplinaire qui s’applique sur les corps des individus pris dans leur singularité (dans l’usine, l’école, l’hôpital etc.), aussi bien qu’un pouvoir normalisateur qui s’applique lui sur « le corps-espèce », soit sur « le corps traversé par la mécanique du vivant »[2]. D’où la conclusion de Foucault : « la vie est devenue maintenant, à partir du XVIIIe siècle, un objet du pouvoir. La vie et le corps. Jadis, il n’y avait que des sujets juridiques dont on pouvait retirer les biens, la vie aussi, d’ailleurs. Maintenant, il y a des corps et des populations. Le pouvoir est devenu matérialiste» [3].
Or, ce nouveau type de pouvoir, soutenu par le discours de la science, produit deux possibilités d’existence: celle d’un corps sans sujet, voire d’une « vie nue » pour employer la notion utilisée par l’un des lecteurs les plus importants de Foucault, le philosophe italien Giorgio Agamben, ainsi que celle d’un corps façonné par les signifiants et les idéaux de l’Autre bio-politique. Le sujet moderne se trouve du coup impliqué dans une dialectique de dé- et de bio-symbolisation, à savoir à l’intérieur d’un dispositif des pratiques, des technologies et des discours qui réduisent la subjectivité moderne à l’apriori d’un soustrat organique.
Cette transcription biologique de l’ensemble des aspects de la vie humaine qui se trouve ainsi redéfinie en termes de normal et de pathologique (médicalisation de l’existence) aboutit à un va-et-vient continuel entre deux positions subjectives: être un corps informe et avoir un corps conformé aux signifiants maîtres bio-politiques. Or, comme le fait valoir Agamben, en suivant là-dessus les avancées de Foucault, « ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent pas plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation […] Aujourd’hui processus de subjectivation et désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférentes » [4]. Le bio-pouvoir armé par le discours de la science vise à l’émimination de toute faille et de toute énigme, à savoir de tout signe de réel concernant l’être humain. Il s’agit d’une forclusion systématique du sujet, ainsi que de «la faille épistémo-somatique » [5] dont parlait Lacan déjà en 1966. En effet, de nos jours, l’être humain se trouve de plus en plus réduit à son substrat organique. Le sujet de la psychanalyse, le sujet de l’inconscient, le parlêtre, se méconnaît ainsi en faveur du vivant, d’un sujet-objet corporifié qui est appelé à « parler » à son insu, non pas au niveau de l’inconscient bien évidemment, mais au niveau de son corps, voire de sa matière génétique.
Dans les circonstances actuelles, du bio-pouvoir, du capitalisme et des neurosciences, le devoir éthique qui revient aujourd’hui aux psychanalystes consiste en une résistance contre l’animalisation de l’homme à travers une clinique de la parole qui vise non seulement le sens, mais surtout la jouissance [6]. Dans cette perspective et selon notre éthique de l’inconscient, à savoir de l’obtention de la «différence absolue» [7], la psychanalyse pourrait rejoindre le projet esthétique de Foucault, selon lequel « l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de ‘double contrainte’ politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures du pouvoir moderne »[8].
[1] Foucault M., Histoire de la sexualité I- La volonté de savoir, Gallimard, Paris 1976, p.188.
[2] Op.cit., p.183.
[3] Foucault M., « Les mailles du pouvoir », Dits et écrits II, Gallimard, Paris 2001, p.1013.
[4] Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif?, Payot & Rivages, Paris 2007, p.43-44.
[5] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », in Cahiers du Collège de Médecine, no. 12 (1966), p. 766.
[6] Cf.Laurent E., L’envers de la biopolitique, Navarin/ Le Champ Freudien, Paris 2016.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris 1973, p.248.
[8] Foucault M., « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits II, Gallimard, Paris 2001, p.1051.