Aurélie Pascal-« J’ai mangé du bourdon au déjané », des séquelles neurologiques à lalangue

#

Il existe, après un accident vasculaire cérébral, une terminologie extrêmement précise pour classer les troubles du langage, séquelles laissées par la nécrose d’une ou plusieurs parties du cerveau. Selon que le patient parle (un peu trop et de manière non intelligible), se taise, ou semble ne pas toujours comprendre ce qu’on lui demande, on le dit aphasique de type logorrhéique, ou aphasique plutôt de type Broca ou encore aphasique au niveau réceptif (surdité verbale…). Après « passation d’un bilan normé », le trouble langagier d’un patient est étiqueté afin que les « axes rééducatifs » soient bien définis.

En tant qu’orthophoniste, il y a donc une « prise en charge » qui doit être mise en place avec un « plan de soin contenant des protocoles adaptés au profil neurologique du patient ». Je ne dis pas que le programme rééducatif ne marche pas au niveau du cerveau, organe que l’on peut maintenant cartographier. C’est là que les choses se compliquent car, pouvoir lorgner le fonctionnement d’un organe au microscope ne liquide pas la question du symptôme.

Alors, si l’on s’oriente de la psychanalyse, celle de Lacan, entend-on une « paraphasie » (terme donné à une substitution d’un mot par un autre, en neurologie) ou plutôt une trace de lalangue ? 

Dire que l’on mange du bourdon et non du poulet, – ce qui s’appelle côté neuro, une paraphasie sémantique –, est l’énoncé d’un patient, mais n’est-ce pas aussi l’énonciation d’un sujet ? Sans vouloir coller un sens rapide : « vous avez le bourdon » ou « vous vous sentez sonné », nous pouvons peut-être y faire signe : « Vous avez dit “bourdon” ! » afin d’ouvrir un espace où la jouissance contenue dans la langue peut être relevée, sans être soumise à une sanction du côté de l’écart-type. Et si ce même « patient » appelle son déjeuner un « déjané », plutôt que de considérer cette production du côté de la paraphasie phonémique, ne pourrait-on pas y entendre une résonance, un écho dans le corps, d’une marque, celle de lalangue ? C’est un pari en tout cas. Et un pari qui ouvre pour moi la possibilité d’entrevoir que le cerveau et l’inconscient existent, chacun, mais séparément et que « le cerveau ne contient pas le sujet » comme nous l’indique cette semaine Alexandre Stevens dans un clip préparatoire au congrès PIPOL. 

Le sujet, lui, peut faire jouir la langue, en dehors des réseaux lexicaux et de la programmation linguistique contenus dans la mémoire verbale, comme dans la pièce de Jean Tardieu, Un mot pour un autre, où Madame de Perleminouze dit à sa servante pour la congédier : « Eh bien, ma quille ! Pourquoi serpez-vous là ? Vous pouvez vidanger ! » [1]. Donc, le sujet, ou encore le parlêtre tel que Lacan l’appellera dans son dernier enseignement, c’est celui qui est marqué par la musique de lalangue, que l’on peut aussi entendre au travers de la lecture de Finnegans Wake de James Joyce, écrit tout en néologismes créés à partir de plusieurs langues, qui évacue le sens pour laisser place aux couleurs, aux reliefs du langage. Reliefs, creux, ravinements, qui forment un godet prêt à accueillir la jouissance, évoquant les propos de Lacan dans « Liturattere » : « Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement » [2]. Au-delà du sens qui n’est que semblant et en dehors des reliefs des circonvolutions cérébrales, c’est là qu’on peut entendre ce qui chez un sujet, fait trace.

Pour aller plus loin, même dans les cas où le cerveau est très gravement abîmé, l’inconscient n’est pas absent pour autant, il reste du sujet où l’accident a pu faire trauma, au sens de l’explosion d’une véritable bombe. Il y a de nombreux cas d’avc déclenchés juste après une séparation, un deuil, l’éloignement géographique d’un proche. Alors, ce n’est pas le sujet qui est entré dans le cerveau et avec ses petits outils a fait rompre une artère, mais c’est tout de même au parlêtre que l’accident arrive et à ce moment-là. Comme nous l’a rappelé Guy Briole la semaine dernière lors d’une conférence clinique au Département de Psychanalyse, « il y a des accidents du réel », « le réel existe » [3] et le sujet n’est pas celui qui a appuyé sur le détonateur responsable de l’explosion d’une bombe, mais c’est sur son chemin que ça a eu lieu. Et de cette rencontre, mauvaise dans ces cas, le corps du parlêtre peut témoigner. Si le cerveau est lésé, le corps peut en dire quelque chose, Lacan disait bien qu’il pensait avec ses pieds… Tant qu’il y a un corps vivant, il y a de la jouissance. Et le signifiant, depuis le Séminaire Encore, n’apparaît plus comme ce qui sert premièrement à la communication mais il est appareil de jouissance : « Là où ça parle, ça jouit » [4] et « Lalangue sert à toutes autres choses qu’à la communication. » [5]. C’est là que l’orthophonie rencontre un os, car la jouissance, elle, ne se rééduque pas.

Au final, clinique ortho-paraphasique et clinique psych-analytique, rien en commun !

[1] Tardieu J., « Un mot pour un autre », Quatre courtes pièces, Paris, Belin-Gallimard, Coll. Classico Collège, no 63, 2011.

[2] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 17

[3] Briole G., intervention au Département de Psychanalyse, conférence clinique du 30 mars 2019 intitulée « Rencontre(s) : trauma, répétition et itération », animée par Aurélie Pfauwadel.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 104.

[5] Ibid., p. 126.

Print Friendly, PDF & Email