Armelle Guivarch – L’hallucination et ses objets pour les neurosciences

Lacan et l’hallucination
En 1956, dans son écrit, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [1], Jacques Lacan révolutionne la conception de l’hallucination verbale, jusque là communément admise comme « perception sans objet », classiquement attribuée à Esquirol. Lacan critique en particulier la conception de Merleau-Ponty où le percipiens, sujet percevant, est jugé incapable de faire une synthèse convenable des informations sensorielles. Lacan inverse la perspective. Le perceptum, le perçu, a une portée causale et a des effets de division sur un sujet du langage. Le sujet est « le patient de cette perception singulière » [2]. Le perceptum auditif est un signifiant. La structure du langage est présente dans ce perçu. L’hallucination est verbale et non sensorielle. La voix surgit quand la chaine signifiante se brise, énoncé et énonciation ne tiennent plus ensemble. L’énonciation apparait dans le réel sous forme de voix.
Déjà en 1946, dans « Propos sur la causalité psychique » [3], Lacan rompait avec Henri Ey et son « organo-dynamisme », théorie qui essaie de tenir ensemble l’inconscient freudien et l’organicité. Pour Henri Ey, l’appareil psychique est le conscient, qui, lorsqu’il se déstructure (dissolution), laisse passer les hallucinations venues de l’inconscient. Le substrat est organique, c’est la structure cérébrale. « Les maladies mentales sont constituées par la désorganisation de l’être psychique à des niveaux divers, cette désorganisation étant conditionnée par des facteurs organiques » [4]. Lacan répondra fermement à Henri Ey : « Le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme » [5].
L’hallucination et ses objets pour les neurosciences : le gène et l’imagerie fonctionnelle cérébrale.
Les gènes
Dans un article relativement récent, nous lisons que la schizophrénie est une maladie psychiatrique dont l’étiopathogénie implique clairement des facteurs génétiques et environnementaux, mais « ces facteurs génétiques et leur mode de transmission restent méconnus » [6]. Les chercheurs se focalisent alors sur la recherche génétique de la dimension hallucinatoire. Mais les conceptions sur l’hallucinations sont variées. Aujourd’hui, la théorie admise par les neurosciences est celle de la dysconnectivité, soit des interactions anormales entre régions cérébrales. Deux mécanismes biologiques peuvent être à l’origine de cette dysconnectivité. Le premier correspond à une anomalie des connections anatomiques à longue distance. Le second mécanisme correspond à une plasticité synaptique dépendante de l’expérience anormale [7].
L’imagerie fonctionnelle cérébrale permettrait aujourd’hui d’explorer la physiopathologie des hallucinations acousticoverbales [8]. Il s’agit bien de voir ce que les hallucinés entendent, ce qui ne peut que résonner avec l’intitulé de la belle exposition sur Freud au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, « Sigmund Freud. Du regard à l’écoute ».
Les chercheurs tentent de localiser dans le cerveau des hallucinés, cette production anormale d’hallucinations acoustico-verbales (H.A.V.), puisque c’est essentiellement sur celles-ci qu’ils travaillent. C’est ainsi qu’ils ont mis en cause les zones recrutées pour le traitement de la voix humaine et du langage intérieur.
Bref, si tout cela est d’abord, rébarbatif à la lecture, flou et peu convaincant quant aux résultats, ces expérimentations et ce qui en est déduit, ont des implications thérapeutiques. C’est ainsi qu’a été proposée il y a déjà plusieurs années, « la stimulation magnétique transcrânienne répétitive », en particulier pour les hallucinations résistantes. Il s’agit de modifier l’excitabilité neuronale de manière focale de ces zones incriminées.
On l’a compris, l’hallucination est conçue comme une anomalie neurologique cérébrale comme la crise d’épilepsie par exemple.
Inférence
Lors de son cours d’orientation lacanienne du 23 janvier 2008, J.-A. Miller, fait une analyse lumineuse de ce que sont les processus psychiques pour les neurosciences et les théories cognitivo-comportementales. Le postulat est que « le psychique est cérébral » et, « l’opération cognitiviste est l’inférence ». C’est-à-dire qu’à partir des faits d’observation, – ici les zones cérébrales activées dans le cerveau des sujets hallucinés, on infère des processus mentaux, – ici l’hallucination, conçue comme un trop d’activation de neurones ou un moins de connectivité. La référence est quantitative. La réalité humaine est réduite au cerveau, conçu sur le modèle informatique, outil à traiter l’information.
Ici derrière l’homme neuronal, il y a l’homme génétique. Exit la responsabilité par rapport à son symptôme ; tous victimes de notre cerveau et des gènes mutants. On voit où ça pourrait nous mener.
Il y a bien un aspect politique à cela puisqu’il s’agit de gérer des populations jugées déficientes par rapport à une norme. Le maitre prend ses aises. On apprécie le retour à l’ « organo-dynamisme » d’Henri Ey, l’inconscient freudien en moins. Si Freud est allé dans sa pratique « Du regard à l’écoute » comme le montre une magnifique et récente exposition parisienne [9], les praticiens des neurosciences veulent voir ce que les hallucinés entendent.
Psychanalyste, psychiatre hospitalier, j’ai assisté, navrée, à la multiplication de prescriptions de scanners, IRM, par de jeunes collègues gagnés par les neurosciences, pour des jeunes patients hallucinés déclenchant des psychoses. Une de mes jeunes patientes, hallucinée, ainsi explorée par scanner a adopté le langage des « neuro.. » et me disait récemment, évoquant le personnage parfois amical, souvent cruel qui l’habite : « Je ne suis pas neurotypique ». Invitée à préciser, elle ajouta « a-typique ». D’accord.
[1] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531-583.
[2] Ibid., p. 533.
[3] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151-193.
[4] Ey H., Bernard P., Brisset C., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson.
[5] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », op. cit., p. 166.
[6] Amad A., Geoffroy P.-A., Gorwood P., « Génétique des hallucinations : des voix, pas sans gènes ! », L’Information psychiatrique, volume 88, no 10, décembre 2012, p. 800.
[7] Ibid., p. 802.
[8] Jardri R., Thomas P., « Imagerie cérébrale fonctionnelle de l’hallucination ou comment voir ce que les hallucinés entendent », L’Information psychiatrique, volume 88, no 10, décembre 2012, p. 815-822.
[9] « Freud. Du regard à l’écoute ». Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ), Paris, du 10 octobre 2018 au 10 février 2019.